Il est de ces êtres que nous ne connaissons pas mais dont la mort — cruelle et violente — éclate nos cœurs en lambeaux. Ahmed KOUROUMA fut de ceux-là. Je ne l’ai jamais côtoyé et pas plus que je ne l’ai aimé. Sur les Grandes gueules où je l’entendais, il était à mes yeux le fruit d’un mélange indigeste : Tantôt hors sol, tantôt versatile. Ses positions, pour la plupart opaques, résumaient à elles seules l’échec de l’analyste guinéen. Il pensait, comme beaucoup de ses collègues, qu’il suffit d’une bonne envolée lyrique pour bien penser. Cet exercice, pour fortuit qu’il fût, Ahmed le maniait avec délicatesse et perfection. J’aimais l’écouter en dépit de mes réserves.
J’adorais sa voix suave et imposante. Il était un orateur habile, un rhéteur de talent. S’il y a une certitude à avoir sur lui, je dirai que c’était un personnage complexe. Il avait des principes et il y était démesurément attaché. C’est rare de voir de nos jours des Guinéens d’une aussi belle fidélité. Ahmed était aussi têtu dans son insubordination à la dictature de la pensée unique. Il trouvait du plaisir à contester les vérités toutes faites de ses amis, collègues et adversaires politiques. Ce non conformisme lui a valu quelques commentaires inappropriés et des ennemis de circonstance. C’était aussi un patriote invétéré, un républicain radical.
A sa façon, en homme politique comme en chroniqueur, il participait à l’édification nationale, à la construction démocratique. On peut, comme moi, ne pas souscrire à ses méthodes ou voir dans ses positions, l’expression d’une pensée plutôt triviale. Mais ce qu’on ne peut lui enlever, c’est cet effort de bien faire, cette envie de voir la Guinée rayonner. Au fond, Ahmed, à l’image de tous ceux qui s’insurgent contre l’ordre établi, avait ses contradictions et ses doutes, ses incohérences et ses craintes. Je pense que ce sont ces défauts qui en ont fait un être humain à part entière.
Quand bien même l’on ne puisse pas dire de Ahmed qu’il est mort à la fleur de l’âge — il avait en effet 57 ans –, il est parti trop jeune ou trop tôt à notre goût, avec ses projets et ses utopies pour lui-même et pour cette République que nous avions en commun. Il avait tellement à donner, tellement à partager mais aussi beaucoup à recevoir. Sa mort, pour reprendre la belle formule qu’a utilisée Jean Paul Sartre dans son fameux hommage à la mémoire d’Albert Camus, est un scandale. On pourrait, peut-être, tenter de la relativiser à coup de versets issus de nos livres saints ou même essayer de l’engloutir dans les méandres d’un destin sans doute imparable. Mais une chose reste sûre : à chaque fois que nous entendrons, comme un hymne, entonner les Grandes gueules, nous penserons souvent à lui, à ce qu’il aurait dit ou tu. Car en vérité, s’il y a bien une chose qui reste après la mort, ce grand saut dans l’inconnu, c’est la trace qu’on aura laissée, l’œuvre qu’on aura réalisée.
Ahmed a réussi le pari de l’immortalité en laissant des projets qui plaident pour lui, un engagement chauviniste qui parle à sa place. Il n’a probablement pas pu réaliser tout ce qu’il voulait. Le journalisme — ou devrais-je dire la chronique ou l’animation politique ? — étant un exutoire de dernière minute auquel il s’est livré pour, à mon avis, mieux préparer son rebondissement dans sa passion initiale qu’est la politique. Il préparait à coup sûr son retour, aiguisait ce qu’il avait de mieux à offrir : sa belle et admirable rhétorique. Toutefois, le temps ne le lui aura pas permis. La mort a ceci de triste qu’elle freine brusquement vos rêves, transforme en vide éternel les grandes idées que vous n’avez pas eu l’opportunité d’exprimer. Ahmed ne le savait que trop bien. Certes, il ne s’attendait pas à mourir si tôt, encore plus de cette manière (c’est d’ailleurs en cela que sa perte est un scandale). Mais il a pris le temps pour devancer la cruauté du destin, de refuser la disparition dans le néant comme s’il n’avait jamais vécu. Il a donc laissé un héritage, un héritage du juste milieu : pas trop vide, pas trop plein non plus.
A nous autres qui sommes encore en vie, qui ignorons le jour et les circonstances de notre mort, cette disparition violente et brutale de Ahmed nous ramène à la douloureuse certitude de notre finitude. Sa mort doit donc être une leçon immense, un enseignement qui élève notre sens de responsabilité générationnelle et de l’urgence de ne pas ajourner notre engagement pour la République, pour les nôtres. Car qu’on le veuille ou non, une épée de Damoclès pèse sur notre épaule. Notre odyssée terrestre peut prendre fin du jour au lendemain. Nous devons donc en prendre conscience et accomplir nos œuvres ou à défaut, les entreprendre pendant que nous en avons le temps. Le temps d’agir, de concevoir, de produire, de participer, c’est maintenant. Car personne ne sait de quoi demain sera fait. La mort, telle un monstre froid, rode à nos portes et peut tout emporter en un claquement de doigt. Il faut s’y attendre et, peut-être, comme notre regretté compatriote, ne pas se résoudre au néant.
Alpha Saliou DIAKITE, Juriste en Droit Public des Affaires et consultant en Affaires Publiques
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Last modified: 11 January 2023