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La foule, le peuple et le politique : quelles interactions ?

15 February 2022

Par Youssouf SyllaLes personnes qui composent la foule un moment donné sont les mêmes qui vont composer le peuple à un autre moment. Il s’agit d’une mutation qui se réalise au sein du corps social et qui prend l’une ou l’autre forme selon les circonstances. Mais il y a des différences notables entre la foule et le peuple sur le double plan comportemental et psychologique, que le politique doit saisir afin d’être en mesure d’ajuster sa décision devant l’un ou l’autre cas.

La foule est hystérique

Dans le domaine politique, le mouvement de foule peut être déclenché pour diverses raisons. Un politique qui trouve l’opportunité de stimuler la passion des gens dans une direction qui lui est favorable, peut en être l’auteur. Il peut aussi se contenter d’accompagner tout simplement la foule lorsque celle-ci agit dans un sens qui correspond à ses propres intérêts. Enfin, un mouvement de foule peut se constituer à partir de n’importe quel événement et se diriger vers le politique lui-même.

Différents exemples illustrent ces propos. Au temps de la révolution en Guinée, le politique a su mobiliser la foule, la « masse » contre les figures qui ne partageaient pas les idéaux du parti unique, le PDG. Ces figures étaient identifiées, qualifiées de traîtres de la nation et traitées selon les normes voulues par la révolution. En 1985, pendant que le président de la République se trouvait au Togo, une foule est spontanément sortie pour empêcher son renversement. Accompagnant celle-ci, le président d’alors accordera tout son soutien à ceux qui se sont mis à vandaliser les biens des personnes « réputées proches » de personnes accusées de vouloir le renverser. On a aussi vu qu’en Tunisie, un mouvement de foule déclenché par le suicide d’un jeune ambulant agacé par les interminables contrôles policiers a provoqué non seulement la chute du régime de Zine el-Abidine Ben Ali, mais aussi des révolutions dans les pays arabes, le fameux « printemps arabe », qui ont emporté Hosni Moubarak en Égypte et de Mouammar Kadhafi en Libye.

À travers ces exemples, on se rend compte que la foule se caractérise par l’instantanéité et la passion. Selon Gustave Le Bon, dans « Psychologie des foules »,la foule est un « être provisoire » qui a « une âme collective ». Elle se caractérise par « l’évanouissement de la personnalité consciente et l’orientation des sentiments et des pensées dans un sens déterminé » de ceux qui la composent.

Face à un événement marquant, la réaction d’une foule peut aller dans deux extrêmes opposés. Une joie intense qui peut se traduire par l’élévation héroïque d’un politique. Ce fut le cas du capitaine Moussa Dadis Camara à travers l’espoir de changement qu’il avait incarné au départ, après le décès du président Conté. C’est aussi le cas de Mamadi Doumbouya, tombeur du régime autocratique guinéen au cours de la dernière décennie, qui promet de remettre le pays sur les rails, avant de passer la main à un pouvoir civil démocratiquement élu. L’autre extrémité peut être une colère vive qui peut se traduire par l’éloignement d’un politique détesté ou son élimination physique. C’est le cas de Ben Ali en Tunisie qui a trouvé refuge en Arabie Saoudite après avoir été chassé du pouvoir par une révolte interne, et le cas de Kadhafi, tué par son propre peuple.

Alors que le peuple est raisonnable

La réaction hystérique et passagère de la foule cède la place à la sérénité du peuple, qui lui, prend son temps pour se forger une opinion avant d’agir. Dans son brillant article, « Quand la foule devient peuple … avec Léon Gambetta », Aude Dontenwille-Gerbaud explique la transformation de la foule en peuple éclairé à travers l’instruction. Un peuple se caractérise par sa lucidité, sa capacité de nuancer, de juger et de situer les responsabilités. À la différence de la foule, le peuple questionne le bien-fondé des actions passées, présentes et projetées dans le futur par le politique. Il est dans le long terme et veut des réponses quasi élaborées à ses interrogations. Prenant une distance critique par rapport à certains événements qui avaient pourtant soulevé la foule, le peuple finit tôt ou tard par rechercher les raisons objectives de ces événements.

C’est dans ce cadre qu’on peut situer aujourd’hui tout le processus d’explication et de compréhension du massacre des Tutsis par les Hutus au Rwanda. C’est aussi dans ce cadre qu’on ne cesse de s’interroger pour comprendre certains évènements douloureux de l’histoire de Guinée : le massacre du 28 septembre 2009, la disparition de certaines figures pendant la révolution et l’attaque dirigée vers certaines personnalités ciblées en juillet 1985, etc. À la différence de la foule qui disparait, le peuple demeure avec sa soif de comprendre son passé pour bâtir son avenir. Sans mémoire collective, condition de réconciliation avec son passé, un peuple s’installe dans l’amnésie collective et compromet la constitution de son énergie de propulsion, source de son progrès.

Le politique entre la pression de la foule et la raison du peuple

Si le politique peut stimuler la foule ou l’accompagner en fonction de son propre agenda, il ne doit cependant pas perdre de vue deux risques majeurs : la même foule peut se retourner contre lui pour n’importe quelle raison, et le peuple peut aussi en faire l’objet de son impitoyable jugement pour la postérité. L’inévitable interaction qu’il y a entre le politique et ces deux phénomènes sociaux invite le politique à plus d’agilité dans l’action. Autant la foule peut être à l’origine de grandes transformations politiques et sociales, prise de la Bastille en France par exemple, autant le politique doit prendre garde à ne pas détourner de sa direction, l’énergie positive impulsée par la foule. Une énergie dont le peuple a besoin pour poursuivre son chemin. Lorsque dans une société à vocation démocratique, une foule engagée acclame un politique qui a réussi à la débarrasser d’un gouvernement corrompu ou d’un régime autocratique, c’est qu’au fond, il existe dans cette société une profonde aspiration à la moralisation de la vie publique et à la démocratie dont le politique ne devrait perdre de vue. Cela avait échappé à Dadis Camara en Guinée. Avec l’allongement de la durée de la transition au Mali, on peut se demander si les aspirations des populations ne sont pas en train d’échapper aussi aux autorités de ce pays. Au contrario, Jerry Rawlings avait bien compris au Ghana, qu’il fallait passer, sereinement, de la foule au peuple sans succomber à certaines tentations. Résultat, il demeure à jamais dans l’esprit et le cœur de son peuple comme un des fondateurs du Ghana moderne.

Enfin, en toutes circonstances, le politique doit se donner les moyens de distinguer les vœux passionnés de la foule des aspirations profondes du peuple. Sinon, il risque d’être prisonnier de la nostalgie d’un héroïsme passé et se trouver en déphasage avec les profondes aspirations du peuple. Le pouvoir d’anticipation demeure une des grandes qualités chez un politique.

Youssouf SYLLA

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Last modified: 15 February 2022

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